Sur les quais [extraits, II]

Publié le par maya


Rattrapé par le blues, le brouhaha des voix, le tintement des verres, venu s’installer pour boire Chez Pablo, près de la fenêtre au renard empaillé, n’ose pas encore (n’est pas assez chaud pour) sous les lueurs cuivrées du bar, lâcher les chiens en tapant du poing sur la table avant de leur crier à tous qu’il connaît, lui, un qui bat les saumons à la nage, un qui fouille en ce moment même le ventre d’une goélette partie pour Terre Neuve mais coulée à l’entrée de Bréhat, un qui tape le carton, plein sud, certains soirs d’été avec Paul Vatine, un qui s’occupe des cloches d’une cathédrale bâtie pour les péris, loin, très loin, là où l’on entend parfois des glas se perdre dans la ouate des brumes, au coeur des bas-fonds marins.











Là, il pose en habits noirs, regard clair et perçant, saisi au centre du plateau légumier. La photo date de décembre 1969. Il a un fusil sur l’épaule, un berger allemand à ses pieds. Dans son dos, il y a le tracteur vert et la remorque. Plus loin, en glissant vers les falaises, on distingue une cour de ferme avec du linge mis à sécher sur un fil. Derrière le muret, nettement visibles à la loupe : un feu de souche, un lapin pendu par les pattes arrières et une vieille, huchée sur un tabouret, en train de lui curer l’œil au couteau.










L’échalas décharné qui sort d’une étable en imitant le bruit d’un moteur, c’est Linlin pris de biais. Il conduit sa brouette sur la route. S’arrête. Bouche bée, se penche sur une roue. Crache dessus. Manquait d’huile, dit-t-il en remettant ses turbines imaginaires en marche et en reprenant les bras de sa caisse pour décamper à toute vitesse. Il multiplie les zigzags d’un talus l’autre avant de disparaître dans un virage. Suit un long silence. Parfois rompu par un brusque coup de frein. Alors une portière claque. Une voix forte s’élève. Quelqu’un engueule Linlin. Qui, heureux d’avoir allongé ses trente-neuf hivers d’oiseau sans tête sur le gravier, joue une fois encore à l’accident et à la mort.










Et Bruno Schulz, l’auteur des boutiques de cannelle, assassiné en pleine rue (deux balles dans la nuque) par un SS en 1942, vous ne l’oubliez pas, j’espère, lance le père aux buveurs de plus en plus bruyants en pointant une main, pouce levé en arrière, dans la direction où il situe l’Allemagne et la Pologne, là où il connut lui aussi, en son temps, l’enfer fatal au peintre, au poète, à ce fils d’un marchand de papier de Drohobycz, mort à cent mètres de son lieu de naissance (le jour même où il venait d’obtenir le tant attendu faux passeport pour s’échapper) et qu’il convoque tous les soirs, sans exception, depuis plus d’un demi-siècle, à son chevet.


Jacques Josse
 

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